Pensée chinoise (et philosophie occidentale) – Le temps, et autre « physionomie » de management – pa
Appui sur « Les transformations silencieuses » Chantiers, I - François Julien / Biblio essais, le livre de poche.
Pour reprendre ma série d’articles sur la pensée chinoise, je réintroduis le fil de mes réflexions par les éléments de la partie 2 :
« (…) Dans l’optique chinoise, le monde n’est pas une énigme à déchiffrer ni même un sens à découvrir (…), c’est plutôt un grand fonctionnement dont importe en chaque cas le comment (et non le pourquoi) ». C’est tout l’enjeu : « La théorie chinoise vise à expliquer non l’immuable, mais le changeant » (Jacques Gernet, un des maîtres de la sinologie contemporaine). http://ideeschinoises.blog.lemonde.fr/2014/12/11/pensee-chinoise-et-philosophie-occidentale/
Dans cette explication du « changeant », vient invariablement se poser la question du « temps » (pour nous occidentaux), ou alors, dans la pensée chinoise, cette question du temps ne se pose pas, du moins dans les termes de la langue européenne.
Est-il possible de penser le changement en s’affranchissant de la construction « temps » ? En quoi cela présente-t-il un intérêt dans notre façon de percevoir le monde, dans notre manière d’appréhender le mouvement, que ce soit dans notre élan renouvelé au point du jour, ou que ce soit, plus prosaïquement, dans notre relation à la transition, en tant que manager, par exemple ?
Une des questions que se pose François Jullien dans son livre (cité plus haut), et que l’on peut mettre en perspective avec mes articles précédents, est de savoir dans quelle mesure l’invention du « temps » serait une élaboration - visant à porter la vision grecque de « l’être » - comme son « support et son cadre au « devenir » face à lui : « être et temps ». Résonance explicative, globale, comme prétexte d’affranchissement d’une « attention portée aux transformations silencieuses ».
« (…) La langue chinoise n’a jamais dit le « temps » sur un mode unitaire et général. Mais d’une part elle dit la « saison »-moment-occasion (shi) qui par sa variation rythme la vie des choses, induit nos activités et sert de cadre au rituel (…) ; et, d’autre part, elle dit la « durée » (jiu) qui procède de l’alternance de tels moments et fait couple avec l’espace. A preuve, le fait que les chinois ont dû traduire « temps » en chinois, à la fin du XIXe siècle, à la rencontre de la pensée occidentale, comme l’ « entre-moments ». Jusqu’alors, ils ont pensé à la fois la variation saisonnière et la durée qui en découle, mais n’ont jamais isolé un temps homogène-abstrait de la durée des processus ».
Au temps pour nos visions comptables, normatives, temporelles de nos actions managériales et très circonscrites à la notion de « temps », issue de la pensée grecque, à côté desquelles est passée la Chine. (Cf développements « Les transformations silencieuses – p 103/104).
Ainsi, notre fonctionnement consiste à séparer « morphologiquement » des temps entre eux : passé/présent/futur, en « concevant le temps comme le passage d’un temps à l’autre. (…) Or la langue chinoise ne conjugue pas : elle possède des marqueurs éventuels de passé ou de futur proche, mais ne distingue pas la conjugaison des temps spécifiés. Sa représentation de base est de deux termes (polarités toujours) – traduite littéralement par F. Jullien – : « s’en aller : passé/présent : s’en venir ». Du passé ne cesse de s’en aller/du présent ne cesse de s’en venir. Retour à la transition.
C’est déterminant dans la posture de manager « classique » (grecque) et dans son intention. Cela fonde encore, très largement, tout le sens de son action, et plus amplement, le sens des actions d’entreprises assises sur des modes de management linéaires dans leur perception de la transition : passé/présent/futur.
Or « la pensée chinoise n’a pas « posé le « temps » comme ce qui les envelopperait tous (les procès des choses comme aussi des conduites, à la fois les procédures et les processus, à la fois dans leur propension et dans leur mode d’emploi (Tao). Et, la pensée chinoise n’envisage pas le « temps » comme se détachant à la fois de leur durée et de leur simultanéité, comme entité propre pour servir de cadre à priori à notre perception du changement.
Enfin, supposons une certaine réalité au « temps » (puisqu’on le divise), « reconnaissons cependant qu’aucune de ces divisions n’existe effectivement, l’ « être » ne convenant à aucune de ces divisions (passé/présent/futur) : Le futur n’ « est » pas encore, le passé n’ « est » plus et le présent n’ « étant » que le point de passage du futur dans le passé, il n’a lui-même pas d’extension ni non plus, par conséquent, d’existence ».
Ce n’est pas le « temps qui passe », mais bien « nous » qui « passons » : il n’y a, à plus ou moins large échelle, que des processus individuels de transformation ».
« Nous avons érigé le Temps en sujet total, aisément assignable et par suite commodément invocable, parce que, faute d’accorder un statut suffisant aux transformations silencieuses, il nous fallait invoquer un grand Agent rendant compte à la fois de l’émergence des choses dans le visible et de leur résorption invisible ».
C’est un mal chronique de nos modèles managériaux. C’est une déficience « engrammée » persistante, qui nous limite très sérieusement dans les perspectives, l’imagination, la créativité, le sens. C’est l’artefact philosophique qui « précipite « vers » la fin, se hâtant vers le futur parce que nous « manquons d’être ». C’est une « orientation tragique » de la pensée européenne, à laquelle il est nécessaire d’opposer la disponibilité du « vivre » trouvant sa « stabilité » (sérénité) dans le « moment ».
Ou, « vivre à propos », « comme le dit Montaigne, penseur de l’occurrence et de la transition, et non pas dans l’angoisse d’un présent impossible. Et, en manager éclairé, « manager à propos ».